ABUS DE POSITION DOMINANTE
L’abus de position dominante qui figure à l’article 82 du
Traité CE (ex article 86) est conçu comme un des instruments
de la politique communautaire de concurrence (Communication de la Communauté
Européenne du 2 mars 1998 au Groupe de travail de l’interaction
du commerce et de la politique de concurrence). Cette politique corrective
et dissuasive participe à la réalisation des objectifs fondamentaux
que la Communauté Européenne a fixés en 1957 dans
l’article 2 du Traité CE, au premier rang desquels la promotion
d’un développement harmonieux et équilibré des activités
économiques.
Le concept de domination s’est imposé pour saisir l’ensemble
des rapports patents ou dissimulés entre dominants et dominés,
en réaction aux conceptions classiques d’une économie pure
où les relations se noueraient entre entités de force égale
(F. Perroux , Esquisse d’une théorie de l’économie dominante,
Economie appliquée n° 2-3, 1948). Le Traité C.E. n’emploie
pas le terme de domination mais celui de position dominante. La première
version du projet de rédaction de l’article 82 envisageait l’hypothèse
du monopole résultant d’une répartition de marché,
sans tracer de réelle frontière entre entente et exploitation
de position dominante et sans se référer à l’abus
(Archives du ministère des Affaires Etrangères de la République
Française, doc. DE. CE. 602 réservé, section MAE 175f/56g,
art. 42 al. 2 § a). La seconde version, laquelle envisageait l’exploitation
abusive de position dominante, renvoyait à une interprétation
extensive de la notion de monopole englobant oligopoles coopératifs
et oligopoles dits restreints (Doc. CE. 606 réservé, section
MAE 657 f/56mb, section MAE 29/56 pp 4-5, section MAE 547/56).
C’est sur la base de ces derniers travaux que le Comité des
chefs de délégation a adopté le texte définitif
de l’article 82 dont l’alinéa premier énonce qu’est incompatible
avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce
entre états membres est susceptible d’en être affecté,
le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive
une position dominante sur le marché commun ou une partie substantielle
de celui-ci.
L’article 82 du Traité CE est appliqué par la Commission
européenne sous contrôle juridictionnel du Tribunal de Première
Instance et de la Cour de Justice. L’article 54 de l’Accord sur l’Espace
Economique Européen visant en des termes identiques l’exploitation
abusive de position dominante qui affecte le commerce entre pays de l’AELE,
la Commission européenne est compétente lorsque ce commerce
et celui des Etats membres de la Communauté Européenne sont
affectés (CJCE, avis 1/92 du 10 avril 1992, Rec. I p 592).
Les interdictions énoncées à l’article 82 étant
posées aux entreprises de la Communauté Européenne,
la Cour de Justice reconnaît un effet direct complet à cette
disposition de droit originaire, quand bien même celle-ci resterait
équivoque : les interdictions visent par leur nature même
à produire des effets directs entre particuliers et engendrent directement
des droits dans le chef des justiciables que les juridictions nationales
doivent sauvegarder (CJCE, 30 janvier 1974, Sabam II, aff. 127/73, Rec.
p 51, Att. 117). Les juridictions nationales disposent en conséquence
d’une compétence concurrente à celle de la Commission mais
le prononcé de dommages et intérêts reste de leur compétence
exclusive.
Si le juge national, dans le cadre de la coopération administrative,
peut recueillir des données factuelles non confidentielles auprès
de la Commission, il lui appartient, dans le cadre de la coopération
judiciaire, d’apprécier en pleine connaissance de cause la pertinence
des questions de droit soulevées par le litige dont il se trouve
saisi et la nécessité d’une décision préjudicielle
pour être en mesure de rendre son jugement (CJCE, 30 avril
1986, Tarifs aériens, aff. 209/84, Rec. p 1425, Att. 10). Directement
applicable à une ou plusieurs entreprises, et désormais appliqué
de manière concomitante à l’article 81 (ex article 85), alinéa
3 compris, l’article 82 renferme une règle de droit matériel
approximative. Certes, le texte pose une hypothèse déterminée
sanctionnée par une interdiction. La définition des notions
employées fait cependant défaut, comme l’incrimination qui
doit être recherchée dans le Règlement d’application
n°17/62 et dont l’article 15 érige les faits en infraction punissable
d’amende.
Le processus de modernisation en cours des modalités d’application
des articles 81 et 82 du Traité CE repose sur une politique de concurrence
dissuasive, voulue efficace et décentralisée, conformément
aux principes de subsidiarité. L’efficacité du réseau
de coopération entre autorités communautaires et nationales
prévues à cet effet demeure tributaire de la cohérence
des règles de concurrence nécessairement claires et prévisibles
(CJCE, 16 juin 1993, France c/ Commission, aff. C-325/91, Rec. 1993, p
I-3303, att. 30 ; l’exigence de clarté et de prévisibilité
de règles fait partie des principes généraux du droit
communautaire dont la Cour de Justice assure le respect). La Commission
et les juridictions communautaires ont progressivement satisfait à
cette exigence dans le cadre du contrôle de l’exploitation d’une
position dominante individuelle. La Commission concédait encore
en 1998 que le droit continue d’évoluer à l’égard
des circonstances dans lesquelles une position dominante collective se
crée et est exploitée de manière abusive (Communication
du 28 août 1998 sur l’application des règles de concurrence
aux accords d’accès dans le secteur des télécommunications,
JOCE-C 265 pt 76).
Ces circonstances ont été clarifiées depuis
de manière incidente par le Tribunal de Première Instance
(TPICE, 25 mars 1999, Gencor Ltd c/ Commission, aff.T-102/96, Rec. II p
759). Elles ont été précisées par la suite
par la Cour de Justice dans ce qui semble désormais devoir être
considéré comme un arrêt de principe (CJCE, 16 mars
2000, Compagnie Maritime Belge de transports SA, aff. C-395/96P et C-396/96P,
Rec. I p 1442 ; CJCE, Ordonnance du 10 juillet 2001, Irish Sugar, aff.
T-497/99 P encore non publiée). Dans la mesure où, cependant,
l’imputation du détournement de l’acte d’exploitation reste encore
à concilier avec la notion de dominance, il serait souhaitable de
préserver la sécurité juridique des entreprises à
travers les règles sectorielles exposées dans les communications
et lignes directrices, appelées à se généraliser
dans le cadre de la décentralisation projetée.
La notion de position dominante.
La notion de position dominante est définie comme une position
de puissance économique permettant à une entreprise, individuellement
ou conjointement avec d’autres, de se comporter dans une mesure appréciable
de manière indépendante de ses concurrents, de ses clients
et en fin de compte du consommateur (CJCE, 14 février 1978, United
Brands Company et United Brands Continental BV c/ Commission, aff. 27/76,
Rec. p 207 ; COM (2001)175, 28 mars 2001, Proposition du nouveau cadre
réglementaire pour les réseaux et les services de communication
électronique – projet de lignes directrices sur l’analyse du marché
et le calcul de la puissance sur le marché, pts 62 à 77).
La Cour de Justice considérait depuis 1979 qu’une position
dominante devait être distinguée des parallélismes
de comportements propres aux situations d’oligopoles en ce que, dans un
oligopole, les comportements s’influencent réciproquement, tandis
qu’en cas de position dominante, le comportement de l’entreprise qui en
bénéficie est dans une large mesure déterminée
unilatéralement (CJCE, 13 février 1979, Hoffmann-La Roche,
aff. 85/76, Rec. p 461, Att. 39).
Le Tribunal a infléchi cette jurisprudence en 1992 en affirmant
qu’on ne saurait exclure par principe que deux ou plusieurs entités
économiques indépendantes soient, sur un marché spécifique,
unies par de tels liens économiques que, de ce fait, elles détiennent
ensemble une position dominante par rapport aux autres opérateurs
sur le même marché (TPICE, 10 mars 1992, Societa Italiano
Vetro SpA, Aff. T-68/89, T-77/89, Rec.p II-1403, pt 358). Le Tribunal a
considéré par la suite la notion de position dominante également
appliquable à un marché oligopolistique, sur le plan juridique
ou économique, il n’existe aucune raison d’exclure de la notion
de liens économiques la relation d’interdépendance existant
entre les membres d’un oligopole restreint à l’intérieur
duquel, sur un marché ayant les caractéristiques appropriées,
ils sont en mesure de prévoir leurs comportements réciproques
et sont donc fortement incités à aligner leur comportement
sur le marché (TPICE, 25 mars 1999, Gencor préc., pt 276).
Ce point de vue a été conforté par la Cour de
Justice qui estime qu’une position dominante collective pourrait résulter
non pas seulement d’une entente mais également d’autres facteurs
de corrélation et dépendrait d’une appréciation économique
et, notamment d’une appréciation de la structure du marché
en cause (CJCE, 16 mars 2000, Compagnie Maritime Belge de Transports, préc.
pt 45).
Forte de cette jurisprudence, la Commission considère désormais
que même si l’existence de liens structurels peut servir à
la constatation d’une position dominante collective, une telle constatation
peut aussi être faite en présence d’un marché oligopolistique
ou très concentré dont la structure est de nature à
entraîner des effets de coordination sur le marché en cause
(Com (2001)175 préc. pt 85).
La position dominante, conçue par le texte de l’article 82
comme une condition préalable de l’abus, n’implique en principe
aucun reproche en soi (CJCE, 9 novembre 1983, Michelin, aff. 322/81, Rec.
p 3461, Att. 30 ; TPICE, 10 mars 1992, Verre plat préc. pt. 360
; CJCE, 16 mars 2000, Compagnie Maritime Belge préc., Att. 37 et
38). Pratiquement, cependant, la constatation de l’existence d’une position
dominante s’applique le plus souvent sur la preuve de son exploitation
abusive. Les comportements indépendants, apanage des seules entreprises
dominantes, et qui, comme tels, participent à la qualification de
la position dominante, sont également saisis comme élément
matériel de l’exploitation abusive.
Ceci est particulièrement manifeste dans le cadre de l’abus
de dépendance économique. Dans les affaires ABG-Entreprises
pétrolières et Magill, la Commission s’est attachée
à apprécier dans le même temps le comportement abusif
des entreprises fortes et l’absence de solutions alternatives, alors que
la vérification de cette dernière, destinée en principe
à établir l’état de dépendance économique,
doit précéder comme telle l’examen des comportements (Décision
ABG-Entreprises pétrolières opérant aux Pays-Bas du
19 avril 1977, JOCE L-117 ; Magill TV Guide du 21 décembre 1988,
JOCE L-78).
L’application de l’article 82 est désormais envisagée
ex post et ex ante, des lignes directrices indiquant à partir de
la définition ex post les adaptations méthodologiques nécessaires
à la définition ex ante (COM (2001)175 préc. pt 62).
Les autorités communautaires considèrent la position
dominante au moins comme un état dangereux, vu son interférence
avec la notion figurant dans l’article 2 § 3 du Règlement relatif
aux concentrations entre entreprises (Règlement 4064/89 du 21 décembre
1989 modifié par le Règlement 1310/97 du 30 juin 1997, JOCE
L-61 ; sont visés la création et le renforcement d’une position
dominante).
La Commission avait consacré l’autonomie des deux notions
à partir des considérants du Règlement (Décision
du 22 juillet 1992, Nestlé-Perrier, JOCE L-356). La Cour de Justice
n’a pas tardé à relativiser cette autonomie en refusant de
démarquer position oligopolistique et position dominante l’une de
l’autre (CJCE, 31 mars 1998, République française c/ Commission,
aff. C-68/94 et C-30/95, Rec. p I-1453, pt 173).
L’application de l’article 82 ex post.
L’application de l’article 82 ex post suppose l’examen successif
de trois éléments distincts : l’entité visée
à la procédure, la détention par celle-ci d’une position
dominante et, enfin, l’exploitation abusive de celle-ci (TPICE, 8 octobre
1996, Compagnie Maritime Belge Aff. jtes T-24,T-25, T-26 et T-28/93, Rec.
p II-1201 ; Décision du 16 septembre 1998, Trans-Atlantic Conference
Agreement/TACA, JOCE L-95 ; CJCE, 16 mars 2000, Compagnie Maritime Belge
de Transports préc. att. 38 à 40).
1- L’assurance de l’exercice autonome d’une activité économique
par l’entité visée à la procédure.
La notion d’entreprise qui figure au chapitre du Traité consacré
aux règles de concurrence présuppose l’autonomie économique
de l’entité concernée (CJCE, 25 novembre 1971, Beguelin,
aff. 22/71, Rec. p 949 ; CJCE, 12 juillet 1984, Hydrotherm, aff. 170/83,
Rec. p 2999). La Cour de Justice a transposé à l’article
82 la définition d’entreprise élaborée au titre de
l’article 81 de manière fonctionnelle, c’est à dire selon
le contexte de l’entreprise, eu égard la fonction que remplissent
les règles de concurrence. La notion d’entreprise comprend ainsi
toute entité exerçant une activité économique,
indépendamment de son statut juridique et de son mode de fonctionnement
(CJCE, 23 avril 1991, Höffner, aff. C-641/90, Rec p 1979, att. 21).
Se trouve confirmée dans le même temps l’application
de l’article 82 aux entreprises publiques et entreprises auxquelles l’Etat
confère des droits spéciaux ou exclusifs, conformément
à l’article 86 du Traité (ex article 90) (Décision
du 1er février 1999, llmailulaitos, JOCE L-69). Sauf à considérer
les fonctions régaliènnes et le fonctions présentant
un caractère exclusivement social fondées sur le principe
de solidarité nationale, la notion d’activité économique
fait l’objet d’une interprétation extensive. Il s’agit en règle
générale d’activités économiques de caractère
industriel et commercial consistant à offrir des biens ou services.
N’est pas considéré comme poursuivant une activité
exclusivement sociale l’organisme à but non lucratif qui gère
à titre facultatif un service d’assurance vieillesse, en complément
d’un risque de base légale obligatoire et qui fonctionne selon le
principe de la capitalisation (CJCE, 16 novembre 1995, FFSA, aff. C-244/94,
Rec. p I-4013).
Il en va de même d’un fonds de pension fonctionnant selon ce
principe et déterminant lui-même le montant des cotisations
et des prestations (CJCE, 21 septembre 1999, Albany international, Aff.
C-67/96, http://Curia). L’entreprise chargée de la gestion d’un
service d’intérêt général au sens de l’article
86 reste soumise aux règles de concurrence tant qu’il n’est pas
démontré que l’application de ces règles est incompatible
avec l’exercice de sa mission (CJCE, 18 juin 1991, ERT, aff. Att. 37).
Certaines des activités d’une entreprise peuvent relever du service
général d’intérêt public, d’autres pouvant correspondre
à une activité commerciale (CJCE, 25 février 1992,
Procédure pénale c/ British gas, aff. C-116/91, Rec p 4071,
Att. 7 et 14).
L’appréciation de l’organisation d’un groupe de sociétés
et le rattachement ou non d’une filiale audit groupe peut modifier de manière
notable la part de marché sur le marché en cause. L’évaluation
de la part de marché d’une raffinerie de sucre est ainsi passée
de 65 à 85 %, après que les autorités de concurrence
ont considéré l’absence d’autonomie réelle de ses
filiales (CJCE, 16 décembre 1975, Générale Sucrière,
aff. 40/73, Att. 378, Rec.p ). C’est sur la base de ce dernier critère
que la formation ou non d’une unité économique par le groupe
de sociétés est appréciée (CJCE, 13 juillet
1966, Gründig, aff. 56/64, Rec p 429 ; CJCE, 24 octobre 1996, Viho,
aff. C-73/95 P, Rec. p I-5487).
Au-delà de la détermination de l’applicabilité
des règles de concurrence, la Commission s’emploie à restaurer
une concurrence effective sur le Marché Commun en exerçant
sa mission opératoire. Ceci la conduit à privilégier
sur la définition fonctionnelle d’entreprise un " concept fonctionnel
" d’entreprise destiné à palier l’absence de définition
communautaire de groupe dénué de la personnalité juridique
requise pour bénéficier des règles et garanties juridictionnelles
correspondantes (Décision du 11 juin 1993, UER/Eurovision, JOCE
L-179 ; décision du 30 janvier 1995, COAPI, JOCE L-122). Tel a été
en particulier le cas, dans le cadre de l’article 81, des groupes multinationaux
complexes, la décision adoptée par la Commission devant trouver
un destinataire de choix (Décision du 13 juillet 1993, Carton, JOCE
L-243 ; décision du 28 janvier 1998, Volkswagen-Audi, JOCE L-121).
En situation d’extranéité, lorsque la société
mère est située dans un Etat tiers, le recours à la
théorie de l’effet permet d’attribuer compétence à
l’autorité de marché du territoire sur lequel l’acte produit
des effets directs, quelque soit la localisation de l’accomplissement de
l’acte (Décision du 1er juin 1964, Bentix Mertens, JOCE
L-92). Est assimilé à effet à l’intérieur du
Marché Commun la manifestation sur le marché commun de la
mise en œuvre directe ou non de la volonté etxra-territoriale d’adopter
un comportement anticoncurrentiel (CJCE, 14 juillet 1972, Matières
colorantes, aff. 53/69, Rec. p 666). Les concepts d’unité de comportement
entre société mère et filiale ou d’unité économique
caractérisant les grands groupes structurés ont finalement
été développés en complément de la théorie
de l’effet (XIème Rapport sur la politique de la concurrence pour
1981). Pour la Cour de Justice, des deux éléments du comportement
pouvant constituer une infraction à l’article 81 du Traité
CE, l’élément déterminant est le lieu où l’entente
est mise en œuvre (CJCE, 31 mars 1993, Pâte de bois, aff. jtes C-89/85
et s., Rec. p 5233, Att. 116). Le concept de comportement se trouve ainsi
manipulé et segmenté en vue de trouver un segment se rattachant
au territoire communautaire.
Les précisions apportées par la Cour de Justice dans
l’affaire du Cartel du high tech du carton sur les modalités de
rapprochement entre entreprises intéressent directement le caractère
autonome de l’entité susceptible de commettre un abus de position
dominante au titre de l’article 82 du traité CE.
En cas de dissolution et de vente d’actifs, la Commission considérait
que la continuité fonctionnelle et économique entre l’entreprise
ayant participé à l’infraction et l’entité acquise
n’était pas assurée (Décision du 23 avril 1986, Polypropylènes,
JOCE L-230.). La Cour de Justice a rappelé que tant que la personne
morale responsable de l’exploitation de l’entreprise existe au moment de
la commission de l’infraction, la responsabilité du comportement
infractionnel de l’entreprise suit cette personne morale, même si
les éléments matériels et humains ayant concouru à
la commission de l’infraction ont été cédé
à des tierces personnes après la période d’infraction
(CJCE, 16 novembre 2000, SCA Holding Ltd c/ Commission, aff.-297/98 P encore
non publiée).
Dans le cadre d’une restructuration, la période antérieure
à l’acquisition de la société auteur du comportement
doit être distinguée de la période postérieure
à cette acquisition. Pour la période antérieure à
la restructuration, il incombe en principe à la personne physique
ou morale qui dirigeait l’entreprise en cause au temps de la commission
de l’infraction de répondre de celle-ci, même si l’exploitation
de l’entreprise a été placée sous la responsabilité
d’une autre personne au jour de l’adoption de la décision constatant
l’infraction. S’agissant en revanche de la période postérieure
à la restructuration, la responsabilité revient à
l’acquéreur auquel incombe, es qualité de société
mère, de prendre à l’égard de ses filiales toute mesure
destinée à empêcher la poursuite d’une infraction dont
elle n’ignorait pas l’existence (CJCE, 16 novembre 2000, NV. Koninklijke
NNPBT c/ Commission, aff. C-248/98 P). La mise en œuvre du raisonnement
n’est pas aisée et rend des plus ténues la distinction entre
position dominante individuelle et position dominante collective. La Commission
a sanctionné dans l’affaire Irish Sugar l’exploitation abusive d’une
position dominante de 1985 à 1995 par le producteur de sucre IS
et/ou le distributeur SDL en considérant que, jusqu’en 1990, date
à partir de laquelle IS acquiert la totalité du capital de
la société mère de SDL, la position dominante était
détenue de manière conjointe par les deux opérateurs
à partir de liens structurels et commerciaux les unissant (Décision
du 14 mai 1997 Irish Sugar, JOCE-L 258).
Le fait pour des entités de disposer en commun d’avantages
concurrentiels leur fournissant la possibilité d’adopter des comportements
indépendants dans une mesure appréciable, la Commission et
les juridictions communautaires vérifient préalablement à
l’appréciation de la position dominante la mesure dans laquelle
les liens entre ces entités permettent d’exercer en commun une position
dominante. Ces liens doivent être suffisamment importants pour permettre
l’adoption d’une même ligne d’action sur le marché (CJCE 27
avril 1994, Commune d’Almelo, aff. C-393/92, Rec p 1477). Longtemps indéterminée,
la notion de liens économiques a été progressivement
précisée.
Les liens économiques peuvent s’inscrire dans une relation
horizontale ou verticale (TPICE, 9 octobre 1999 préc. pt 63). Il
peut s’agir de liens structurels qui ressortent du contrôle financier
et/ou de comportement qu’une entité exerce sur une ou plusieurs
autres entités. La désignation dans l’affaire Irish Sugar
par l’entreprise productrice de la moitié des membres du conseil
d’administration de l’entreprise distributrice et la tenue de réunions
périodiques sur les prix entre les dirigeants respectifs ont été
successivement considérées par la Commission et le Tribunal
comme la traduction d’une nette convergence d’intérêts des
deux entités par rapport aux tiers.
Les liens économiques peuvent être également
quasi-structurels. Un accord, une décision ou une pratique concertée
bénéficiant ou non d’une exemption de l’article 81 §
3 peut incontestablement, lorsqu’il est mis en œuvre, avoir pour conséquence
que les entreprises concernées se sont liées quant à
leur comportement sur un marché déterminé de manière
qu’elles se présentent sur ce marché comme une entité
collective (CJCE, 16 mars 2000, Compagnie Maritime Belge préc. Att.44
et 48). Une politique de prix tarifaires ou un arsenal disciplinaire, fréquents
au sein des conférences maritimes, permettent à ces dernières
de se présenter comme une seule et unique entreprise manifestant
la volonté d’adopter une même ligne d’action sur le marché
(Décision du 1er avril 1992, Comités franco-ouest
africains, JOCE L-134 ; décision du 23 décembre 1992, Cewal,
JOCE L-34 ; décision du 16 septembre 1998, TACA, JOCE.L-95).
La Cour de Justice se réfère encore à des facteurs
de corrélation, notion qu’elle a dégagée sans la définir
dans le cadre du contrôle des concentrations entre entreprises (CJCE,
30 mars 1998, République française c/ Commission préc.;
CJCE 16 mars 2000, Compagnie Maritime Belge préc.).
La Commission attribue à ce terme le même sens que celui
de comportements parallèles anticoncurrentiels (Com (2001) 175 préc.pt
85
2- L’établissement de la position dominante de l’entité
visée à la procédure.
Il s’agit d’établir le pouvoir de marché de celle-ci
dans un périmètre préalablement délimité
et à l’intérieur duquel la concurrence qui s’exerce entre
entreprises devient résiduelle.
Le pouvoir de marché, soit la capacité pour une entreprises
ou un groupe d’entreprises agissant ensemble à fixer des prix supérieurs
au prix de concurrence, sans qu’une éventuelle baisse des ventes
puisse annuler la hausse des profits escompté, est directement fonction
du taux d’élasticité de la demande (F. Fishwick, Definition
of the relevant market in Community, Doc. COM 1986). La difficulté
à mesurer exactement ce dernier ayant souligné les limites
d’une représentation simplement théorique du pouvoir de marché,
l’évaluation des parts de marché de l’entité visée
et des principaux concurrents constitue seulement un indice sérieux
de position dominante. Celui-ci doit être conforté par la
mise en évidence d’avantages concurrentiels qui scellent l’autonomie
de stratégie.
La définition adéquate du marché en cause s’impose
aussi bien à la Commission qu’aux juridictions communautaires et
nationales, ainsi qu’aux autorités nationales. Les juridictions
communautaires, appelées à se prononcer sur les conditions
de l’éventuelle annulation d’une décision, peuvent apprécier
sur la valeur des éléments de preuve présentés
par la Commission et les parties mais ne s’estiment pas habilitées
à modifier la segmentation du marché retenue par la Commission
(TPICE, 10 mars 1992, Verre Plat préc., pts. 318 à 320).
Dans le cadre d’une question préjudicielle, la Cour de Justice fournit
le cas échéant au juge national les critères nécessaires
à la délimitation du marché. Afin d’apprécier
la puissance effective de l’entité mise en cause, et de tenir compte
de l’ensemble du contexte économique, la Cour de Justice ne se satisfait
pas de l’examen des caractéristiques des produits en cause. Celui-ci
doit être complété par l’analyse des conditions de
la concurrence, de la structure de la demande et de l’offre sur le marché
(CJCE, 9 novembre 1983, Michelin, aff.322/81, Att. 37, Rec. p 3461 ; CJCE,
14 novembre 1996, Tetra Pak, aff. C-333/94 P, Rec. p I -5951, Att. 10).
S’inspirant de l’acquis jurisprudentiel, la Commission a réalisé
en 1997 une synthèse des principaux critères susceptibles
d’aider entreprises et praticiens du droit à mener à bien
la délimitation du marché (Communication de la Commission
sur la délimitation du marché en cause aux fins du droit
communautaire de la concurrence, JOCE C-372). Le marché résulte
d’une double segmentation ; un marché de produits et un marché
géographique qui constitue le territoire à l’intérieur
duquel les conditions de concurrence sont similaires. Le marché
de produits comprend tous les produits ou services que le consommateur
considère comme substituables en raison de leurs caractéristiques,
de leurs prix et de l’usage auquel ils sont destinés ; une ou plusieurs
entités ne sauraient exercer une influence déterminante sur
les conditions de vente existantes si la clientèle est en mesure
de se retourner sans difficultés vers des produits de substitution
ou vers des fournisseurs implantés ailleurs. La substituabilité
s’apprécie du côté de la demande à partir des
tests d’élasticité croisée, de la préférence
des consommateurs, de l’existence de barrières à l’entrée
ou de l’importance des différentes catégories de clients,
comme du côté de l’offre.
Il convient de prendre éventuellement en considération
les produits ou services liés, soit les marchés connexes
au marché sur lequel l’entité considérée exerce
son hégémonie économique ; la position dominante établie
sur le marché en cause peut être exploitée abusivement
et produire des effets anticoncurrentiels sur un marché connexe
(CJCE, 3 juillet 1991, Akzo, Rec. p I – 3359, Att. 37 et 43 ; CJCE, 14
novembre 1996 Tetra Pak préc, Att. 24). Reste encore à déterminer
la zone géographique dans laquelle le produit en cause est commercialisé
et où les conditions de concurrence sont suffisamment homogènes
pour pouvoir apprécier le jeu de la puissance économique
de l’entreprise (CJCE, 14 février 1978, United Brands préc.,
Att. 11). Il est possible de se faire une première idée de
l’étendue du marché géographique en se basant sur
une vue d’ensemble de la répartition des parts de marché
de ou des entités en cause et de leurs concurrents, ainsi que sur
une analyse préliminaire de la fixation des prix et des écarts
de prix au niveau national, communautaire ou de l’Espace Economique Européen.
Dans les limites éventuellement déterminées par une
réglementation nationale, la Commission considère en premier
lieu l’ensemble des facteurs liés à la demande tels que les
habitudes des consommateurs, la différenciation des produits et
des marques ainsi que les courants d’échange, puis seulement les
contraintes pesant sur l’offre. L’étendue du marché doit
enfin coïncider avec une partie substantielle du Marché Commun,
cette dernière notion pouvant correspondre selon les circonstances
à un territoire national ou une juxtaposition de monopoles territoriaux
limités, au marché de plusieurs Etats membres, à l’ensemble
de la Communauté Européenne, et intégrer le territoire
de pays membres de l’AELE.
Plus le marché est défini de manière étroite,
et plus la part de marché apparaît importante. Il convient
toutefois de relativiser le degré de domination individuelle de
l’entité en cause en prenant en considération le degré
d’inégalité relative existant entre celle-ci et ses concurrents,
les parts de marché de ces derniers étant également
calculées à partir du chiffre d’affaires correspondant aux
produits concernés et vendus sur le marché pertinent.
Les sources d’information demeurent variées ; estimations
propres des entreprises, études spécifiques réalisées
par des sociétés de conseils et des fédérations
professionnelles, ou bien informations livrées directement par les
entreprises concurrentes. Pour les produits différenciés,
les ventes sont en principes appréciées en valeurs et non
en volumes. La spécificité d’un secteur et le caractère
non différencié des produits conduisent de plus en plus souvent
les opérateurs consultés par la Commission lors de l’élaboration
de projets de lignes directrices à prévoir formellement la
possibilité de raisonner en termes de volumes. Les données
collectées font en principe l’objet d’un débat contradictoire
en vue de leur appréciation. L’évaluation de leur valeur
probante par la Commission peut être contestée devant les
juridictions communautaires (CJCE, 13 février 1979 Hoffmann-La Roche
préc. ; CJCE, 3 juillet 1991, Akzo préc. ; CJCE, Ordonnance
du 10 juillet 2001, Irish Sugar préc.).
Le caractère vraisemblable de la domination supposée
s’affirme lorsque l’entité concernée dispose d’une partie
non négligeable du marché. La Cour de Justice considère
que si la signification des parts de marché peut différer
d’un marché à l’autre, on peut à juste titre, estimer
que des parts de marché extrêmement importantes constituent
par elle même, et sauf circonstances exceptionnelles, la preuve d’une
position dominante (CJCE, 13 févier 1979, Hoffmann-La Roche préc.,
att. 41) ; la possession d’une part de marché extrêmement
importante met l’entreprise qui la détient pendant une période
d’une certaine durée, par le volume et l’offre de production qu’elle
représente, dans une situation de force qui fait d’elle un partenaire
obligatoire et qui, déjà de ce fait, lui assure tout au moins
pendant une période relativement longue, l’indépendance de
comportement caractéristique de la position dominante (Ibid, Att
60 et 86). Il est possible de dégager deux ordres de grandeur à
partir de la pratique décisionnelle et de la jurisprudence communautaire.
La réalisation de 80 à 90 % du chiffre d’affaires du marché
pertinent constitue un indice très sérieux de domination.
Tel peut être encore le cas entre 80 et 60 % mais l’analyse doit
être complétée par l’évaluation des parts de
marché des principaux concurrents ; le degré d’inégalité
relative entre les quatre premières entreprises constitue alors
un indice valable (Décision du 4 novembre 1988, Sabena, JOCE L-317).
Ces données chiffrées ne sauraient cependant refléter
à elles seules la réalité du pouvoir de marché
de l’entité en cause.
L’exercice d’une position dominante ayant pour objet ou pour effet
de rendre la concurrence résiduelle, il convient de vérifier,
à partir des caractéristiques du marché, la mesure
dans laquelle les concurrents subsistants constituent ou non un réel
contrepoids.
L’évaluation de la concurrence potentielle interne n’est pas
sans intérêt. La Commission observe cependant en premier lieu
si le pouvoir économique de l’entité en cause peut être
efficacement contesté par de nouveaux concurrents. Elle est allée
jusqu’à considérer que l’élimination de la concurrence
pouvait avoir un impact économique plus fort que l’élimination
de la concurrence effective ; tel est le cas lorsque l’existence d’une
concurrence potentielle constitue l’une des principales justifications
de l’exemption par catégorie dont les entités en cause ont
bénéficié (Décision du 16 septembre 1998, TACA
préc.). La Commission évalue l’intensité de la concurrence
externe essentiellement à partir de la nature et de l’importance
des barrières à l’entrée d’un marché. De fortes
capacités techniques et industrielles dissuadent sur le long terme
les concurrents d’accéder au marché (CJCE, 14 novembre 1996,
Tetra Pak préc.). Tel est également le cas lorsqu’un opérateur
se montre capable de répondre en permanence à la demande,
ou lorsque celui-ci contrôle les importations de manière indirecte.
La détention d’une position dominante impliquant une certaine
stabilité, il ne saurait être fait économie d’une analyse
prospective, soit une analyse des orientations prévisibles du marché
sur le long terme. La propension de l’entité en cause à empêcher
d’autres concurrents d’accéder à la demande supplémentaire
dans un contexte de croissance économique, à maintenir sa
marge globale dans un contexte de récession, ou à renforcer
sa position dominante de par l’accès des concurrents à un
marché parvenu à maturité, constitueront autant d’indices
susceptibles de conforter l’existence d’une position dominante.
Les indices relatifs à l’entité en cause elle-même
demeurent des plus pertinents, en particulier lorsqu’il s’agit d’apprécier
l’existence d’une position dominante collective ; la communauté
d’avantages concurrentiels et la gestion de celle-ci déterminent
pour l’essentiel l’autonomie de stratégie de marché de l’entité
commune dans le temps et dans l’espace. Constituent des atouts majeurs,
en dehors de l’accès au marché financier international, les
avantages techniques et industriels généralement protégés
et complétés par des avantages commerciaux, qu’il s’agisse
de l’étendue d’une gamme de biens et services offerts, de la qualité
ou de la notoriété d’une marque.
A même d’adopter un comportement indépendant en termes
de prix, de qualité ou d’exclusivité, l’entité concernée
est susceptible et/ou supposée adopter celui-ci de manière
abusive.
3 – Le contrôle des conditions dans lesquelles l’entité
en cause aurait exploité sa position dominante de manière
abusive.
L’article 82 alinéa second énumère quatre formes
d’abus dont l’interdiction reste motivée par l’affectation du commerce
entre Etats membres : la pratique de prix inéquitables, la limitation
de production ou de débouchés, les pratiques discriminatoires
et les ventes liées. Fruit d’une lente construction prétorienne,
l’abus de position dominante s’insère dans la théorie générale
de l’abus de droit qui, une fois adaptée au système de concurrence,
rend délicate l’imputation du détournement de l’acte d’exploitationde
position dominante.
L’exploitation abusive de position dominante est une notion souvent
supposée sui generis ; une notion juridique indéterminée,
inclassable, qui englobe des faits matériels hétérogènes
et qui ne correspond à aucune réalité économique
(E. Kantzenbach et J. Kruze, Kollektive Machktbeherrschung, das Konzept
und seine Andwendbachkeit für die Wettbewerbspolitik, OPOCE 1987 p
14). Pour certains, l’abus de position dominante se distingue de l’abus
de droit en ce qu’il ne constitue pas per se l’exercice abusif d’un droit
mais plutôt l’utilisation abusive d’un pouvoir sur le marché
(S. Karayannis, L’abus de droit découlant de l’ordre juridique communautaire,
Cahier de droit européen 2000, p 526 ; Waelbrorck, Frignani, Commentaires
Megret, vol. 4, 1997, pp 253 et s). En fait, la notion peut être
conçue de deux manières selon qu’est privilégiée
une méthode d’interprétation grammaticale du texte ou une
méthode d’interprétation téléologique : dans
le cadre de la première méthode, on en arrive à exiger
un comportement moralement répréhensible, une faute intentionnelle
ou un dol, tandis que la seconde mène à une objectivation
de l’abus et à l’élimination de tout élément
de faute (J. Van Damme, Semaine de Bruges 1977, Conclusions générales,
p 570).
La doctrine américaine Alcoa élaborée en 1945,
et selon laquelle la détention d’un pouvoir de monopole cesse d’être
légale indépendamment des moyens par lesquels l’entité
visée acquiert ou maintient ce monopole, avait encouragé
les autorités communautaires ne disposant pas de contrôle
des structures ad hoc à faire céder le lien de causalité
entre la position dominante et l’exploitation abusive (Mémorandum
de la Commission CE sur la concentration dans le marché commun,
1er décembre 1965 ; CJCE 21 février 1973, Continental
Can, aff. 6/72, Rec. p 215, Att. 27). Encore utilisée pour sanctionner
efficacement le renforcement de position dominante sur des marchés
connexes, cette jurisprudence demeure une jurisprudence de circonstance.
La Cour de Justice s’est employée à ne pas se laisser
enfermer dans le " mouvement structuraliste " en réintroduisant
dès 1979 une condition de comportement dans la définition
de l’exploitation abusive. Elle a certes considéré dans l’arrêt
Hoffmann-La Roche la notion de manière objective en visant les comportements
d’une entreprise en position dominante qui sont de nature à influencer
la structure su marché, où à la suite précisément
de la présence de l’entreprise en question, le degré de concurrence
est déjà affaibli mais elle a affirmé dans le même
temps que le comportement de l’entreprise en position dominante devait
avoir pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens
différents de ceux qui gouvernent une compétition normale
de produits ou services sur la base de prestations des opérateurs
économiques, au maintien du degré de concurrence existant
encore sur le marché ou au développement de cette concurrence
(CJCE 13 févirer 1979, Hoffmann-La Roche préc. Att 90 et
180 ; TPICE, 7 octobre 1999, Irish Sugar préc. pt 111). Pour déterminer
la frontière entre la normalité et l’anormalité du
comportement, l’anormalité du comportement se trouvant caractérisé
seulement lorsque l’action de l’entreprise dominante dépasse ce
qui est nécessaire à la protection de ses intérêts
légitimes, le juge communautaire adopte la règle de raison
fondée sur la notion de proportionnalité (CJCE 14 février
1978, United Brands préc. Att. 189 et 190).
Tout en se voyant reconnaître le droit de réagir à
la concurrence dans une mesure raisonnable, l’entreprise dominante voit
peser sur elle une obligation particulière de vigilance à
l’égard de la structure de concurrence. La conjonction de ce droit
et de cette obligation renvoie directement à la théorie de
l’abus de droit. La doctrine s’est d’ailleurs mise très tôt
en quête d’une norme de référence de laquelle l’entreprise
dominante était susceptible de se détourner en exerçant
le droit qui lui est reconnu d’exploiter sa position sur le marché
en cause (J-P Dubois, La position dominante et son abus dans l’article
86 du Traité CEE, 1968, p 255).
Le concept d’abus de droit s’adapte aisément à la notion
économique d’abus de position dominante de l’article 82 en conservant
ses deux caractéristiques ; d’une part, sa souplesse qui permet
une grande adaptation aux situations économiques et en particulier
à la notion communautaire de concurrence de l’article 3f) CEE et
à la variété des critères qui le composent
; d’autre part, son imprécision qui empêche une définition
précise de l’exploitation abusive de position dominante (B. Marceau-Welschinger,
L’abus de position dominante en droit communautaire, thèse paris
I, Direction Gavalda, 1991, p 415).
La Cour de Justice n’y a pas été insensible. En considérant
dans l’arrêt Michelin qu’indépendamment des causes de sa position
dominante, il incombait à l’entité visée une responsabilité
particulière de ne pas porter atteinte par son comportement à
une concurrence effective et non faussée dans le marché commun,
le juge communautaire vise directement le fait pour le titulaire de la
position dominante de détourner celle-ci de sa finalité,
soit la défense de ses intérêts face à une concurrence
résiduelle mais effective (CJCE, 9 novembre 1983, Michelin préc.
Att. 5). Le détournement du droit d’exploitation de position dominante
de sa finalité apparaît depuis de manière constante
dans la jurisprudence de la Cour de Justice et du Tribunal (TPICE, Tetra
Pak préc. att. 114 ; TPICE, Cie Maritime Belge de Transports, 8
octobre 1996, pt. 106).
La référence expresse à la notion de responsabilité
retient attention en ce qu’elle rappelle un courant particulier de la théorie
finaliste de l’abus de droit qui, sans exiger la preuve d’une attention
de nuire, retient la notion de faute, une imprudence ou une simple négligence
pouvant suffire. Ce courant semble s’adapter au mieux à l’évolution
d’un droit économique qui, comme le droit de la concurrence, s’attache
davantage aux faits qu’aux intentions et s’intègre parfaitement
entre les mouvements " structuralites " et " comportementalistes " empruntés
par le système communautaire.
L’évocation de la responsabilité suppose toutefois
le règlement préalable de l’imputabilité du comportement,
alors que le principe de légalité n’a pas encore en principe
droit de cité en droit communautaire.
Certains avocats généraux portés par la doctrine
ont abordé le problème de l’imputabilité sans le nommer
directement au cours des années soixante-dix en posant la question
de savoir comment un ou plusieurs opérateurs pouvaient rendre compte
de leur comportement, compte tenu notamment des liens les unissant. La
Cour de Justice n’hésite plus désormais, dans le cadre de
l’article 81 du Traité CE, a poser clairement le problème
de l’imputabilité des comportements afin de vérifier la mesure
dans laquelle les destinataires des décisions de la Commission ont
été atteints à bon droit (CJCE, 16 novembre 2000,
Cartel du High Tech du Carton préc.).
L’imputation de la responsabilité d’un comportement suppose
que soit établi le lien de causalité entre le dommage subi
et le fait générateur. Dans le cas d’une exploitation abusive
de position dominante, le texte de l’article 82 identifie le dommage à
l’affectation du commerce entre Etats membres qui fait directement référence
à l’établissement et au fonctionnement d’un Marché
Commun basé sur la concurrence effective, soit la norme supérieure
de laquelle l’acte d’exploitation est susceptible d’être détourné.
L’acte de détournement constitue précisément le fait
générateur, étant entendu que, en principe, l’acte
d’exploitation reste en lui même strictement conforme à ce
droit. Si la nuance semble aller de soit au regard de l’opérateur
considéré individuellement, elle cesse d’être évidente,
sitôt considérée la pluralité d’opérateurs.
Le standard jurisprudentiel d’obligation particulière de vigilance
reste directement lié au pouvoir de marché. Lorsque celui-ci
résulte d’une autonomie de stratégie ressortant de la gestion
de la communauté d’avantages concurrentiels par plusieurs entités,
la responsabilité particulière de vigilance apparue avec
le caractère résiduel de la concurrence se transporte sur
la tête de l’ensemble des opérateurs pour y recouvrir la forme
d’une obligation positive de vigilance. L’exercice du contrôle sur
une pluralité d’opérateurs aurait ainsi pour effet de réduire
l’amplitude existant entre l’acte de détournement et l’acte d’exploitation,
tout se passant comme si le dommage était réalisé
de manière anonyme au sein de l’entité commune.
Seuls les critères mettant en exergue l’organisation interne
de l’entité visée devraient permettre de déterminer
de manière précise la responsabilité et dégager
des sanctions éventuellement individualisées. Cette analyse
pouvant mener à l’impasse dans le cas de comportements seulement
tendanciels, le Tribunal de Première Instance considère de
fait que si l’existence d’une position dominante collective se déduit
de la position que détiennent ensemble les entités économiques
sur le marché en cause, l’abus ne doit pas nécessairement
être le fait de toutes les entreprises en question. Il doit seulement
pouvoir être identifié comme l’une des manifestations de la
détention d’une telle position dominante collective. Par conséquent,
des entreprises occupant une position dominante collective peuvent avoir
des comportements abusifs communs ou individuels. Il suffit que ces comportements
abusifs se rapportent à l’exploitation de la position dominante
collective que les entreprises détiennent sur le marché (TPICE,
7 octobre 1999, Irish Sugar, préc. pt 66).
L’analyse de l’organisation interne de l’entité collective
paraît pourtant bien la seule à même d’assurer la prévisibilité
de la mise en œuvre des articles 81 et/ou 82.
Dans le cas du groupe de sociétés dont l’existence
est établie à partir de critères non pas seulement
structurels et financiers mais également comportementaux, il conviendrait
de distinguer deux hypothèses. Si le critère de comportement
confirme seulement le caractère effectif d’une unité de direction
sur le marché au profit d’un chef de file, qui seul tire profit
de l’activité économique exercée, c’est à ce
dernier seulement que devrait incomber la charge d’assumer les risques
découlant pour autrui d’une telle activité. Evoquer en pareille
hypothèse l’exploitation abusive d’une position dominante conjointe
pourrait satisfaire aux exigences de clarté et de prévisibilité.
Si le critère de comportement préside à la mise
en place d’une politique de coordination au profit de l’ensemble des sociétés,
la responsabilité serait assumée par l’ensemble des sociétés,
à l’image des entités quasi-structurellement liées
ayant adopté une politique de coordination définie a priori,
soit le groupe d’entreprises stricto sensu.
A l’égard du groupe d’entreprises, la pratique décisionnelle
et la jurisprudence ont hésité dans un premier temps à
cumuler contrôle des ententes et contrôle des dominations.
Les auteurs du Traité CE n’ayant conféré aucune spécialisation
à l’un ou l’autre des articles 81 et 82, le principe d’une applicabilité
concomitante des deux textes allait d’autant plus s’imposer que tout risque
de contrariété entre les articles 81 § 3 et 82 se trouve
désormais écarté (TPICE, 10 juillet 1990, Tetra Pak,
aff. 51/89, Rec. p 2329, pt 41). L’exploitation abusive d’une position
dominante acquise par le biais d’une entente bénéficiant
d’une exemption individuelle ou catégorielle continue de faire l’objet
de l’interdiction absolue posée par l’article 82, disposition originaire
du Traité (Décision du 16 septembre 1998 TACA préc.,
pts 550 et 585 ; CJCE, Cie Maritime Belge de Transports préc. Att.
44). La cohérence du contrôle double ainsi mis en place est
renforcée par l’extension à l’article 81du Traité
CE du régime d’exception légale (Proposition de règlement
de modernisation des règles d’application des articles 81 et 82
du Traité CE, 27 septembre 2000, http://europa).
L’exploitation abusive de la
position dominante acquise par le biais d’une entente relève d’une
matérialité multiple, la thèse du concours idéal
d’infractions soutenue un temps par la Commission ayant été
formellement rejetée par le Tribunal de Première Instance
(TPICE, Verre Plat préc. pt 348 et 360). L’infraction, réalisée
par l’adoption de deux comportements successifs matériels différents,
ne constitue pas une infraction complexe continue, à défaut
de finalité unique et compte tenu de l’autonomie juridique des articles
81 et 82 du Traité CE.
La Cour de Justice avait seulement
suggéré les paramètres du contrôle à
mettre en œuvre dans le secteur des transports aériens (CJCE, 11
avril 1989, Ahmed Saeed, aff. 66/86, Rec. 1989 p 803). La Commission a
précisé celles-ci à l’occasion de procédures
engagées dans le secteur des transports maritimes (Décision
du 1er avril 1992, Comités armatoriaux franco-ouest africains
préc. ; décision du 23 décembre 1992, Cewal préc.).
Cette pratique décisionnelle traduit une indécision au regard
de l’imputation du comportement abusif. Dès lors en effet que plusieurs
entreprises prennent ensemble le risque d’adopter un comportement ayant
pour objet d’éliminer la concurrence interne au groupe, ce dernier
ayant seulement mais également pour effet de limiter la concurrence
externe, les entreprises assument en principe le risque de restreindre
davantage la concurrence résiduelle sur le marché en cause
de manière collective. Amendes. Dans l’affaire des comités
armatoriaux franco-ouest africains, la Commission n’a pas vérifié
précisément la mesure dans laquelle la responsabilité
des entreprises se trouvait collectivement engagée avant de cumuler
les. Dans l’affaire Cewal, l’exemption de certains membres de la conférence
de toute sanction pécuniaire, au motif qu’elles n’avaient tiré
aucun avantage des pratiques mises en œuvre sur la base de la position
dominante collective, demeure en contradiction avec une jurisprudence constante
selon laquelle l’absence de bénéfice de l’infraction ne fait
pas obstacle à l’imposition d’amendes.
La Commission a exposé
en 1998 une véritable méthode pour la calcul des amendes
(Lignes directrices pour le calcul des amendes en application de l’article
15 § 2 du Règlement 17/62 et de l’article 65 § 5 du Traité
CECA, JOCE-C 9). Elle a rapidement appliqué cette méthode
de manière dissuasive dans l’affaire TACA. Après avoir démontré
la complexité de la puissance économique de quinze compagnies
maritimes convenues d’un accord de conférence, la Commission a relevé
la gravité des comportements, compte tenu de la responsabilité
particulière de vigilance qui leur incombait à l’égard
de la concurrence résiduelle existant à la formation de la
conférence. Le montant de l’amende a été modulé
en fonction de la taille des meneurs, avant application d’une majoration
de 25 % en considération de la durée de l’infraction. La
Commission a justifié avec raison la rigueur des sanctions tant
par l’importance du dommage causé à l’économie que
par la capacité économique effective des entreprises à
créer le dommage (XXVIIIéme Rapport sur la politique de concurrence
pour 1998, § 105).
L’imputation de l’exploitation
abusive d’une position dominante par les entreprises membres d’un oligopole
restreint n’a pas encore fait jurisprudence, le Tribunal de Première
Instance et la Cour de Justice ayant seulement suggéré les
termes de l’imputabilité. Sauf à raisonner en termes d’abus
de structures, comme les deux juridictions communautaires l’ont fait de
manière respective dans les arrêt Irish Sugar et Compagnie
Maritime Belge de Transports, l’imputation paraît difficilement réalisable
dans le strict respect du droit communautaire.
Il existe une contradiction
manifeste entre le caractère inconditionnel de l’interdiction, d’applicabilité
directe, et le caractère équivoque de la règle de
l’article 82, appliqué de manière exclusive. L’équivoque
ressort de l’antinomie persistante entre la rigueur du contrôle mis
en œuvre à des fins dissuasives et le caractère tendanciel
des comportements adoptés sur le marché en cause, la première
ne permettant pas de saisir la réalité des seconds. Déterminer
la mesure dans laquelle les entreprises oligopolistiques détournent
l’acte d’exploitation de leur position dominante de sa finalité
suppose en effet une définition adaptée de la norme de référence.
Le Tribunal de Première Instance invoque désormais une "
concurrence par les mérites " (TPICE 7 octobre 1999, Irish Sugar,
préc. pt 111). D’une manière générale, c’est
la notion d’affectation du commerce entre Etats membres qui est pratiquement
devenue référence, notion dont l’interprétation toujours
plus large réduit de manière considérable l’amplitude
entre l’acte d’exploitation et l’acte de détournement.
Dans l’impossibilité
d’invoquer une exemption et de justifier d’un comportement considéré
de prime abord offensif, les entreprises tomberont sous le coup d’une interdiction
en dépit de l’absence de clarté de la règle.
La possibilité d’expliquer
le comportement adopté en le restituant dans le contexte du secteur
d’activité concerné contribuerait de manière utile
à restaurer la sécurité juridique. Non intégrée
à la proposition de règlement portant modernisation des règles
d’application des articles 81 et 82 du Traité CE, une telle possibilité
serait la bienvenue dans les lignes directrices à venir de la Commission.
Il paraît évident
que la mise en œuvre du contrôle de l’abus de position dominante,
instrument de politique de concurrence voulu efficace, laisse une place
de plus en plus réduite au droit. La position dominante, conçue
à l’origine comme une simple présupposition, n’implique en
principe aucun reproche en soi mais l’appréciation préalable
de l’autonomie de l’entité visée anticipant, sinon préjugeant
en elle-même de l’appréciation de l’indépendance de
comportement, et l’interférence grandissante entre la notion de
l’article 82 et la notion de position dominante du règlement 4064/89
tendent pratiquement à faire de la position dominante un état
éminemment dangereux pour la concurrence conçue désormais
en termes de mérites. Cette perception de la position dominante
coïncide avec la résurgence de l’abus de structure destinée
à surmonter les difficultés d’imputation des comportements
adoptés sur certains marchés, au premier rang desquels les
marchés en cours de libéralisation étroitement surveillés
par la Commission.
Cette évolution s’inscrit
plus largement dans le mouvement de modernisation des règles communautaires
de concurrence, celui-ci laissant une place de choix à l’appréciation
économique. La réforme a essentiellement attiré l’attention
sur l’extension à l’article 81 du Traité CE du système
d’exception légale. L’effet mécanique produit par la suppression
du régime de notification préalable des ententes et le renforcement
annoncé des pouvoirs d’investigation de la Commission devraient
pourtant inciter également les entreprises dominantes à une
grande prudence.